C’est
l’augmentation continue depuis plusieurs années du nombre d’électeurs
qui pèse sur la vie sociale et politique avant même que l’on sache si le
FN parviendra, ou pas, à conquérir l’exécutif d’une ou plusieurs
régions.
Cette croissance combine deux évolutions de nature différente. Elle
résulte de la recomposition de l’électorat de droite, en gros la petite
bourgeoisie, nombreuse dans ce pays, des commerçants, petits patrons,
artisans, possédants en tout genre et cadres plus ou moins haut placés
dans les entreprises. Des électeurs qui votaient auparavant pour les
grands partis de droite, déçus du passage au pouvoir de ces partis,
dégoûtés par les guerres de chefs, se sont, dans ces élections,
massivement tournés vers le FN.
Il y a depuis longtemps un système de vases communicants entre
l’électorat de droite et celui d’extrême droite. Sarkozy se vantait, en
2007, d’avoir réussi à « siphonner » l’électorat d’extrême droite pour
se faire élire. Depuis plusieurs élections, c’est le FN qui « siphonne »
l’électorat de l’ex-UMP, Les Républicains.
Cela montre qu’il n’y a pas une muraille de Chine entre la droite et
la droite extrême, ni pour ce qui est des chefs, ni pour ce qui est de
l’électorat. D’autant plus lamentables sont les déclarations des
dirigeants du PS qui ont choisi le soir même de leur débâcle du premier
tour de se retirer devant les listes de droite en les présentant, toute
honte bue, comme des remparts contre le FN…
Cette évolution de l’électorat de droite vers l’extrême droite est un
des aspects de l’évolution réactionnaire de la société. Ce n’est pas le
plus important.
Plus pesante est pour l’avenir cette autre évolution qui fait qu’une
partie de l’électorat ouvrier, après avoir été déçue, trahie par les
grands partis réformistes pour lesquels elle avait l’habitude de voter,
s’est tournée vers le FN.
L’écœurement de l’électorat ouvrier
Bien sûr, l’écœurement de l’électorat ouvrier à l’égard des partis
qui prétendaient le représenter dans le passé s’est manifesté, dans ces
élections régionales comme dans les précédentes, bien plus par
l’abstention que par le vote FN.
Dans les quartiers ouvriers, le vote pour le FN côtoie une abstention
importante. Derrière la stabilité du taux d’abstention global se
cachent des différences importantes. De 47,70 % à Neuilly, ce taux est
de 71,71 % à Aubervilliers, 72,89 % à Bobigny, 75 % à Vaulx-en-Velin !
Et ces taux ne tiennent pas compte de ceux qui ne sont même plus
inscrits sur les listes électorales, sans parler de ceux, nombreux parmi
les travailleurs, qui n’ont pas le droit de vote.
Mais la politique, comme la nature, a horreur du vide. En l’absence
d’une force capable de porter la perspective politique propre à la
classe ouvrière et en l’absence de conscience de classe, le FN apparaît
comme porteur d’espoir, en vertu de l’illusion que comme « on ne l’a
jamais essayé », il ne peut pas être pire que les autres.
Ceux qui expliquent le succès du FN par des raisons circonstancielles
comme les attentats ou la « crise des migrants » se trompent. Ces
événements ont joué un rôle de catalyseur. Mais l’accroissement de
l’influence électorale du FN est continu depuis longtemps. Faut-il
rappeler qu’en 2002, cet électorat avait propulsé Le Pen père au
deuxième tour, en éliminant au premier tour Jospin, le Premier ministre
socialiste d’alors ? À l’époque déjà, toutes les bonnes âmes de « gauche
» justifiaient leur soutien à l’homme de droite Chirac en affirmant que
ce vote « républicain » ferait barrage au Front national… On a vu ce
qu’il en était dix ans après, à la présidentielle de 2012, où plus de 6
millions d’électeurs s’étaient prononcés pour Marine Le Pen, 1,6 million
de plus que pour son père !
En remplaçant au fil du temps le drapeau rouge de la classe ouvrière par le drapeau tricolore souillé de la bourgeoisie, l’Internationale par la Marseillaise,
en prônant l’identité des intérêts des travailleurs avec ceux de leur
bourgeoisie nationale à la place de l’identité des intérêts des
prolétaires de tous les pays, en banalisant parmi les travailleurs
quelques-unes des idées les plus crasses de la société bourgeoise, du
chauvinisme jusqu’au racisme, les partis réformistes, PC en tête, ont
une responsabilité écrasante dans le fait de brouiller les références de
la classe ouvrière et de miner sa conscience de classe. Les périodes de
gouvernement du PS avec la participation du PC, sous Mitterrand puis
derrière Jospin, ont fait le reste. Cette servilité à l’égard du grand
patronat, c’était donc cela, la politique socialiste, adoubée par un
parti qui se disait communiste ?
Le FN n’a pas seulement tiré profit de l’écœurement provoqué dans la
classe ouvrière par la politique de la gauche au pouvoir, il n’a eu qu’à
reprendre à son compte et pousser à l’extrême quelques-unes des idées
réactionnaires réintroduites dans la classe ouvrière par les partis
réformistes, PC en tête.
Et la crise de l’économie capitaliste, l’explosion du chômage, le
désespoir des masses populaires, ont offert le terreau sur lequel la
collection de préjugés du Front national, le néant de ses idées, ont pu
se transformer en espoir de changement aux yeux d’une fraction des
classes populaires.
L’expression d’une crise profonde
La croissance de l’influence du FN parmi les travailleurs,
conséquence du recul de la conscience de classe, en est devenue un
facteur aggravant. Sa montée électorale aux régionales est
incontestablement une des manifestations de la désorientation de
l’électorat populaire et de la perte de repères de la classe ouvrière.
Mais, bien au-delà, elle exprime la crise profonde de la société
capitaliste. Une crise économique, sociale et politique qui se reflète
dans le chômage de masse, dans le parasitisme sans précédent de la
finance, dans la décomposition avancée de la société, dans les
politiques guerrières, dans le terrorisme. Aussi variées que soient ces
expressions, elles ont toutes les mêmes racines et elles s’alimentent
mutuellement.
Le parlementarisme bourgeois, avec ses partis qui se relaient au
pouvoir pour défendre par des moyens dits civilisés la domination de la
bourgeoisie, ne fonctionne – et, encore, seulement dans quelques
dizaines de pays impérialistes riches – que dans des périodes où
l’économie, basée sur l’exploitation, roule tant bien que mal.
Ce n’est plus le cas. La crise de confiance de l’électorat dans les
partis traditionnels et, partant, dans le système de l’alternance
parlementaire lui-même se généralise en Europe. La montée du FN ne
consacre pas seulement l’enterrement du bipartisme au profit du
tripartisme. Ce n’est, en fait, qu’une ultime tentative de remplacer
l’alternance gauche-droite par une alternance FN-partis traditionnels.
Mais cette nouvelle illusion dont la société bourgeoise voudrait
gaver l’électorat populaire ne pourra pas durer. Le FN ne peut
évidemment guérir aucun des maux de l’ordre capitaliste qu’il sert,
comme les autres partis. Il ne peut que les aggraver. Sa percée
électorale est le dernier avatar du parlementarisme bourgeois. Il est le
signe que celui-ci, basé sur le mensonge en haut et la crédulité en
bas, est moribond.
Un système capitaliste sans avenir
En guise de vie politique, le système capitaliste n’a rien d’autre à
proposer dans un pays comme la France, qui fait partie des puissances
impérialistes les plus riches de la planète avec son passé et sa
civilisation, qu’une formation politique qui trouve toutes ses idées
dans les poubelles de l’histoire : racisme, misogynie, repliement dans
un communautarisme identitaire, haine des autres, étouffement des
libertés démocratiques.
Prétendre opposer à cette crise de dérisoires combinaisons
politiques, des lamentations ou des coups de menton de la part de chefs
de partis qui ont perdu tout crédit mais qui prétendent quand même
incarner la résistance au Front national, est stupide. Tous ces gens-là,
en tout cas l’armada de leurs seconds couteaux, se coucheront devant le
FN s’il continue à progresser et finit par s’approcher du pouvoir. Ils
le font déjà dans le domaine des idées et dans leur langage.
Alors, il faut rejeter leur jeu, pas seulement à cause de leurs
responsabilités dans la situation présente, mais surtout en raison de
leur incapacité d’offrir une perspective pour l’avenir. Cette
perspective ne peut pas être offerte dans le cadre d’un système
capitaliste profondément en crise. Elle ne peut être offerte que par la
classe ouvrière, la seule à avoir un intérêt fondamental et la force de
combattre efficacement le système capitaliste dans son ensemble et la
seule, surtout, à pouvoir le renverser.
La durée même de la crise, en plongeant des millions d’exploités dans
la pauvreté et le désespoir, a porté sur le devant de la scène
politique ce que la société bourgeoise a de plus réactionnaire, de plus
abject.
Mais, en bouleversant les règles du jeu politique et les certitudes,
elle pose la question de l’avenir de la société plus clairement qu’à
l’époque du ronronnement paisible du parlementarisme bourgeois.
Rappelons cependant que ce doux ronronnement dans les pays impérialistes
n’a jamais cessé d’avoir pour fondement l’exploitation ici même et le
pillage des trois quarts de la planète préservé par des dictatures et,
au besoin, par des interventions armées.
La société n’a pas d’avenir sur les bases capitalistes. L’avenir de
la société est entre les mains de la classe ouvrière et entièrement
suspendu à la rapidité avec laquelle elle retrouvera sa conscience de
classe.